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Intervision 2025 : quand la musique devient instrument de géopolitique

Par : Yuliana Glazunova - le 22 septembre 2025


Le 20 septembre 2025, Moscou a accueilli la première édition moderne de Intervision, le concours qu’un Kremlin désireux de contrer l’exclusion de la Russie du Eurovision a remis au goût du jour. Au-delà du spectacle, l’événement — organisé et promu par des acteurs étatiques russes — présente une forte dimension géopolitique : soft power, récit identitaire et tentative de normalisation internationale malgré l’isolement. Cette analyse revient sur les faits, les symboles, les gagnants et les implications internationales de ce rendez-vous musical.

Intervision a été présenté comme un « rival » ou une alternative conservatrice à l’Eurovision : relance d’un format issu de la Guerre froide, mise en avant des « valeurs traditionnelles » et invitation de pays présentés comme « amis » ou non alignés sur les positions occidentales. L’organisation a impliqué des institutions étatiques et des médias de premier plan, et le président Vladimir Poutine a ouvert la manifestation, soulignant la portée internationale recherchée. Le concours a rassemblé plus de vingt délégations — majoritairement issues des BRICS, de la sphère post-soviétique et d’Etats du Sud global — et était diffusé sur des chaînes et plateformes contrôlées par Moscou.

Les organisateurs ont affiché un message double : affirmer que la culture « unit » et, simultanément, contrer ce que Moscou désigne comme la décadence culturelle de l’Ouest (une allusion implicite aux évolutions sociétales mises en scène par Eurovision ces dernières années). Sergei Lavrov et d’autres responsables russes ont explicitement encadré le discours en valorisant traditions et « valeurs nationales ». L’opération vise donc à produire une narration concurrente à celle de l’Europe et de l’Occident — une narration où la Russie apparaît comme rassembleuse et légitime.

Le choix du participant russe — le chanteur Yaroslav Dronov, connu sous le nom de scène Shaman — n’était pas anodin. Icône d’un courant patriotique-pop en Russie, Shaman incarne un nationalisme culturel que le Kremlin met souvent en avant. Sa prestation et, surtout, son geste public à la fin du passage — demander aux jurys de ne pas le juger pour laisser la victoire à un autre — sont hautement symboliques : la Russie se présente comme hôte magnanime, prête à renoncer à la gloire pour consolider l’image d’une « grande puissance culturelle » capable d’accueillir et d’honorer des artistes étrangers. Ce retrait ostensible vise à légitimer l’événement comme impartial et hospitalier, tout en évitant la tentation d’un triomphe russe trop explicite. 

Le trophée est revenu à Duc Phuc, candidat du Vietnam. Ce résultat a plusieurs niveaux de lecture :

  • sur l’aspect artistique, Reuters et l’AP News relèvent la qualité du spectacle et la forte popularité de l’artiste dans son pays ; il s’agit donc d’un vainqueur crédible sur le plan musical. 

  • sur le plan diplomatique, la victoire d’un pays asiatique non occidental sert l’objectif russe : montrer que la scène internationale culturelle peut et doit dépasser l’aire euro-occidentale, et que des pays du Sud acceptent de participer à ce nouvel espace. La présence et la récompense de délégations comme le Vietnam renforcent l’argument de l’« alternative » globale portée par Moscou. 

L’organisation n’a pas été exempte de controverses. Quelques participants se sont retirés à la dernière minute : la chanteuse Vassy (représentant les États-Unis dans l’énoncé des organisateurs) a déclaré s’être retirée après des pressions supposées, tandis qu’un autre artiste américain a renoncé plus tôt. Ces retraits ont alimenté le narratif pro-Kremlin mais soulignent aussi la difficulté réelle à obtenir une participation incontestablement internationale.

Par ailleurs, des indicateurs d’audience remettent en question l’ampleur réelle de l’impact global. La couverture occidentale a été massive mais critique ; selon certains médias européens, la retransmission en direct sur des plateformes comme YouTube a enregistré des chiffres modestes (quelques milliers de vues en direct), ce qui relativise la portée immédiate de l’événement hors cercles pro-russes. Ces éléments suggèrent que la projection internationale reste encore largement construite via des relais officiels plutôt que portée par un engouement populaire mondial spontané.

Pourquoi la Russie met tant d’enjeux sur Intervision ?

Trois objectifs se dégagent :

  1. Briser l’isolement symbolique — Montrer que l’exclusion de l’Occident n’équivaut pas à une exclusion de la culture mondiale.

  2. Consolider des alliances culturelles — Tisser des liens symboliques et médiatiques avec pays du Sud et partenaires géopolitiques.

  3. Projeter un soft power alternatif — Substituer à la « norme culturelle » euro-occidentale une narration centrée sur traditions, souveraineté culturelle et conservatisme social. 

Quelques scénarios d’impact géopolitique
  • Normalisation graduelle — Si Intervision devient un rendez-vous régulier (et si des pays non-alignés lui prêtent une présence continue), Moscou pourrait gagner une forme de reconnaissance symbolique alternative à celle qu’offre l’Europe, utile pour ses ambitions diplomatiques. 

  • Impact limité et instrumentalisé — L’événement restera un instrument de politique culturelle servant d’abord un public domestique et des partenaires choisis ; sa crédibilité internationale restera questionnée tant que des artistes occidentaux s’abstiendront ou seront découragés. 

  • Contre-effet diplomatique — L’appropriation trop visible d’Intervision comme outil de propagande pourrait provoquer un rejet et pousser des pays tiers à maintenir des distances formelles, réduisant l’effet recherché à une « bulle » de communication amicale.  

Intervision 2025 n’était pas seulement un concours de chansons : c’était un exercice de diplomatie culturelle à grande échelle. La Russie a essayé d’y concilier spectacle, hospitalité calculée (le geste de Shaman) et inscription de pays du Sud dans une narration qui lui est favorable. L’opération est cohérente avec une stratégie visant à diversifier ses relais d’influence hors d’Europe ; son succès réel dépendra toutefois de sa capacité à se doter d’une légitimité artistique indépendante et d’une audience internationale durable — deux éléments sur lesquels, pour l’instant, le pari reste fragile. 



Yuliana Glazunova

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Diplômée d’un Master en Études européennes et internationales de l’université Paris-Nanterre en 2023, elle se spécialise en géopolitique de l’espace Eurasie. Également chargée de veille Asie Centrale - Acteur chinois au sein de l’Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie, ses études portent sur les relations diplomatiques, les échanges commerciaux et les problématiques sociologiques des pays de la zone eurasiatique.


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